Quand un conflit social majeur bouscule le dialogue social
Le conflit social qui a secoué Delhaize en Belgique suite à l’annonce de la franchisation de ses 128 magasins intégrés est bien plus qu’une simple restructuration. Il agit comme un révélateur des tensions profondes entre les impératifs économiques d’un monde en mutation (le contexte VUCA) et le modèle de concertation sociale historiquement ancré en Belgique.
Pour les managers et les dirigeants, ce cas d’école soulève une question fondamentale : la recherche d’agilité et de pérénnité économique peut-elle justifier de contourner le dialogue social traditionnel ? Et surtout, quelles leçons devons-nous en tirer pour la prévention des conflits sociaux et l’amélioration du climat social dans nos propres entreprises ?
Rappel de l’historique : Le dossier Delhaize comme cas d’école du conflit social
Pour comprendre les leçons à tirer, un bref rappel des faits est essentiel pour saisir la dynamique de ce conflit collectif.
L’annonce et la rupture du dialogue social
En mars 2023, la direction d’entreprise de Delhaize annonce sa décision unilatérale de faire passer ses 128 magasins gérés en propre sous le statut de franchise. Cette décision impacte directement les conditions de travail de milliers d’employés, qui doivent passer d’une commission paritaire (CP 202) à une autre (CP 202.01), réputée moins avantageuse.
L’aspect crucial ici est la méthode : il ne s’agit pas d’une proposition de négociation collective, mais d’un fait accompli. Cette approche court-circuite de fait les institutions représentatives du personnel (IRP), telles que la délégation syndicale (DS), le Conseil d’Entreprise (CE) et le Comité pour la Prévention et la Protection au Travail (CPPT), vidant le dialogue social de sa substance.
La réaction : Grève et blocage de la concertation
La réaction des organisations syndicales (FGTB, CSC, CGSLB) est immédiate et radicale. Une grève massive est enclenchée, entraînant des piquets et la fermeture de nombreux magasins. Nous entrons dans une phase dure du conflit social, où les partenaires sociaux ne sont plus dans une logique de négociation sociale mais dans une confrontation.
D’un côté, les syndicats exigent le retrait pur et simple du plan, s’appuyant sur le droit de grève et la législation sociale belge. De l’autre, la direction de l’employeur reste inflexible, arguant de l’impératif de compétitivité, tout en utilisant des voies judiciaires pour faire lever les piquets. Le climat social se détériore alors à une vitesse alarmante.
La stratégie de la direction face à un climat social tendu
La direction de Delhaize a fait un calcul coût-bénéfice. Elle a estimé que le coût d’une concertation d’entreprise traditionnelle, qui aurait pu durer des années et se solder par des compromis coûteux (pré-pensions, primes, etc.), était supérieur au coût (financier, réputationnel) d’un conflit social dur, mais court.
Cette stratégie du « choc » visait à imposer une modernisation du dialogue social par la force, en contournant la rigidité perçue du partenariat social belge.
Analyse : Le système de concertation belge est-il adapté au contexte VUCA ?
Le dossier Delhaize pose la question centrale de l’adéquation de notre modèle de relations industrielles à un contexte VUCA (Volatilité, Incertitude, Complexité, Ambiguïté).
L’argument de l’inadaptation : Un modèle trop rigide pour l’agilité ?
Du point de vue de la direction de Delhaize, et de nombreuses fédérations patronales, le modèle belge est devenu un carcan.
- Rigidité structurelle : Les commissions paritaires et les conventions collectives de travail (CCT), négociées au niveau sectoriel, créent des statuts rigides. Dans le cas de Delhaize, la concurrence se faisait (selon la direction) entre ses magasins intégrés (CP 202) et des franchisés (CP 202.01) ou d’autres concurrents aux coûts salariaux mieux maîtrisés.
- Lenteur des processus : Une concertation interprofessionnelle ou sectorielle prend du temps. Les procédures de consultation des IRP (DS, CE, CPPT) sont longues. Dans un monde VUCA où les concurrents (par exemple, l’e-commerce) émergent rapidement, cette lenteur est perçue comme un risque pour la pérennité.
- Coût de la paix sociale : Le modèle belge a historiquement acheté la paix sociale par des augmentations de salaires et barèmes (via l’indexation) et des protections sociales élevées. La direction a estimé que ce coût n’était plus soutenable pour garantir la rentabilité.
De ce point de vue, le système de concertation sociale n’est plus adapté car il privilégie la protection des acquis sur l’agilité nécessaire à la survie.
L’argument de la pertinence : Le dialogue social comme amortisseur VUCA
L’argument inverse est tout aussi puissant. Un monde VUCA n’est pas seulement rapide, il est aussi instable. Le dialogue social structuré agit comme un puissant amortisseur de cette instabilité.
- Stabilité et prévisibilité : Le partenariat social belge, malgré ses lourdeurs, offre une visibilité à long terme aux entreprises et aux travailleurs. Il évite les réactions « à chaud ».
- Gestion de crise prouvée : Le meilleur exemple de l’efficacité du modèle belge face au VUCA est la crise du COVID-19. C’est la consultation entre partenaires sociaux au sein du Conseil National du Travail (CNT) qui a permis de déployer le chômage temporaire en un temps record, sauvant l’économie.
- Intelligence collective : Un dialogue constructif avec la représentation du personnel permet de faire émerger des solutions que la direction seule n’aurait pas vues. Les délégués syndicaux et les travailleurs ont une connaissance du terrain que les managers n’ont pas toujours.
De ce point de vue, ce n’est pas le système qui est inadapté, c’est son contournement (comme chez Delhaize) qui crée de la volatilité et de la méfiance, dégradant la cohésion sociale.
Le verdict : Non pas obsolète, mais en besoin critique d’évolution
Le système de concertation sociale belge n’est pas obsolète, mais il est en crise. Le conflit social chez Delhaize montre qu’il est mal armé face à des transformations de paradigme (comme un changement de statut de 128 magasins), même s’il reste performant pour les ajustements (comme la négociation salariale annuelle).
Le modèle doit évoluer vers plus de renforcement du dialogue interne au niveau de l’entreprise, sans pour autant abandonner le cadre protecteur sectoriel.
Leçons pour les managers : Tirer des opportunités de ce conflit social
En tant que manager ou dirigeant, ce conflit social est riche d’enseignements pour votre propre gestion.
Leçon 1 : Le coût de la non-concertation est souvent sous-estimé
La direction de Delhaize a voulu éviter le coût financier de la négociation. Elle a sous-estimé le coût total du conflit social qui en a résulté :
- Coût financier : Perte de chiffre d’affaires due aux magasins fermés.
- Coût de la confiance : Perte durable de l’engagement des employés (transférés ou non).
- Coût de réputation : Dégradation de l’image de marque auprès des clients.
- Coût légal : Frais de justice pour les piquets de grève.
Une prévention des conflits sociaux efficace, même si elle implique une négociation collective difficile, coûte souvent moins cher qu’un conflit ouvert.
Leçon 2 : Le « fait accompli » détruit la confiance, fondement de la performance
L’agilité dans un monde VUCA repose sur la capacité des équipes à s’adapter rapidement. Cette adaptation nécessite une confiance absolue entre acteurs. En imposant une décision unilatérale, la direction de Delhaize a brisé cette confiance.
Un manager ne peut pas exiger de ses équipes qu’elles soient agiles et proactives si elles vivent dans la crainte de la prochaine décision unilatérale. La gouvernance sociale est un pilier de la performance économique, pas un frein.
Leçon 3 : La prévention et le dialogue interne sont la clé
Ce conflit social est, à la base, un échec du dialogue interne. Avant d’en arriver à une rupture aussi violente, des centaines de signaux faibles ont dû être ignorés.
- Renforcez le dialogue : N’attendez pas les réunions formelles de la DS, du CE ou du CPPT. Multipliez les points de contact formels et informels avec vos équipes et leur représentation du personnel.
- Soyez transparent : Partagez les difficultés économiques (de manière adaptée) avant qu’elles ne deviennent une crise ingérable.
- Envisagez la médiation : En cas de tension, le recours à un médiateur social externe, neutre et professionnel, peut permettre de déminer un conflit avant qu’il n’explose. C’est un investissement dans la stabilité économique et sociale de votre entreprise.
Du conflit social à la modernisation du dialogue social
Le conflit social chez Delhaize est un avertissement brutal. Il démontre que l’agilité requise par le monde VUCA ne peut être atteinte en sacrifiant le dialogue social. Tenter de le faire ne mène pas à la performance, mais à une rupture coûteuse qui dégrade le climat social pour des années.
La véritable modernisation du dialogue social ne viendra pas en affaiblissant le partenariat social, mais en le renforçant au niveau de l’entreprise. Pour les managers, cela signifie cesser de voir la concertation comme une obligation légale ou un frein, et commencer à la considérer comme un outil stratégique pour bâtir la confiance entre acteurs et assurer une performance durable.
Le conflit n’est pas une fatalité, c’est un indicateur. Il indique ici que le modèle belge doit évoluer, et que les entreprises doivent apprendre à gérer le changement avec leurs employés, et non contre eux.
👉 De la tension à l’opportunité : Anticipez le conflit social avant la rupture !
Le cas Delhaize le prouve : le coût de la non-concertation (financier, humain et réputationnel) est exorbitant, bien plus qu’une négociation anticipée. Votre entreprise doit s’adapter à un monde VUCA ? Vous anticipez une restructuration ou un changement majeur et craignez le blocage ?
N’attendez pas que la situation dégénère en un conflit social ouvert et coûteux. La rupture du dialogue n’est pas une fatalité.
En tant que médiateur social et consultant spécialisé dans la prévention des conflits sociaux, ma mission est de vous aider à transformer ces défis en leviers de performance durable. Je vous accompagne pour renforcer votre dialogue interne et bâtir la confiance, fondement de la véritable agilité.
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Le conflit social Delhaize en 3 questions clés
Quelle a été la cause principale du conflit social chez Delhaize ?
Le conflit social a éclaté en mars 2023 suite à la décision unilatérale de la direction de franchiser ses 128 magasins gérés en propre.
Cette méthode du « fait accompli » a court-circuité la concertation sociale traditionnelle, impactant les conditions de travail de milliers d’employés et provoquant une rupture du dialogue social.
Quelle est la principale leçon du conflit Delhaize pour les managers ?
La leçon majeure est que le coût de la non-concertation (perte de confiance, dégradation de la réputation, coûts financiers des grèves) est souvent bien supérieur au coût d’une négociation collective, même difficile.
Imposer une décision unilatérale détruit la confiance, qui est le fondement de la performance dans un monde VUCA.
Le modèle de concertation sociale belge est-il obsolète face au VUCA ?
Le cas Delhaize montre que le modèle est en crise face aux transformations radicales, mais il n’est pas obsolète.
Il reste un puissant amortisseur (comme lors de la crise COVID). La solution n’est pas de sacrifier le dialogue social, mais de le moderniser en le renforçant par un dialogue interne de qualité au sein même de l’entreprise.
